Je trouvais aussi un certain calme au fond du jardin, où mon père avait fait construire une élégante pergola en bois, pour goûter en été, au sommet d'une petite colline artificielle, plantée de gazon, de quelques vares de haut, à laquelle on montait par un sentier en spirale. Mais souvent je devais fuir précipitamment ce mirador qui surplombait les murs grâce auxquels nous étions séparés de la rue. Au dehors retentissaient des coups de feu. Il y avait de soudaines et tumultueuses chevauchées ; des cris de femmes, des pleurs d'enfants. Et quoique au Parc Municipal, dans une fausse grotte tapissée de fausses fougères, ornée de stalactites artificielles, la fanfare des cosaques exécutât une musique de Grieg (je me rappelle que c'était celle du Roi de la Montagne, avec son début lent, grave, bas, obsédant, qui accélérait peu à peu le tempo jusqu'à se transformer en un finale presto...), le malaise, l'inquiétude, augmentaient dans la ville. Dans des processions de mortification, les mahométans portaient sur leurs épaules, les faisant ballotter au rythme de pas mesurés, de longues files de cercueils ouverts, avec leurs cadavres le visage découvert, gris, verts, parcheminés, pourris ou raides et desséchés, immondes, avec ces mouches qui volaient par-dessus, tandis que les gens du cortège funèbre et expiatoire portaient d'énormes drapeaux verts à l'arrêt sur des courroies pendues à leur ceinture. D'autres, derrière, le torse nu, se flagellaient avec des fouets en crin, avec des cilices garnis de pointes, avec des chaînes de fer ; ils marchaient les jambes arquées, des braies musulmanes enroulées autour des cuisses, dans lesquelles ils semblaient toujours porter des langes épais et dégoûtants. C'est peut-être en raison de mon amour pour Paraskeva, saint-Grégoire, saint-Nicolas, sainte Nina, évangélisatriste de la Géorgie, que je déteste tout ce qui sent pour moi le Coran. Je ne comprends pas l'attrait qu'exercent sur les étrangers les rues mahométanes, aussi sales qu'industrieuses, avec leurs ateliers d'objets damasquinés et leurs bourrelleries, leur boutiques où les marteaux frappent le cuivre de l'aube à la nuit, dessinant des géométries, des entrelacs et des arabesques, ou bien bosselant le métal de quelque vase, non loin du patio puant ou s'entassent des peaux non tannées et des queues de mouton frites dans leur propre graisse que l'on vend à l'entrée de boutiques enfumées, devant un éternel défilé de mendiants, d'individus couverts de plaies, d'infirmes, de teigneux, de boiteux, d'estropiés, d'aveugles aux yeux blancs, qui s'arrêtent aux coins des rues pour psalmodier des passages de leur Livre Sacré. Quand je les vois passer et surtout lorsque le sable se glisse le long de mon épine dorsale, s'introduit sous mes jupes, je rêve tout à coup au Nord ; au lointain pays où s'élèvent de vastes palais couleur d'algues et d'écume, où des frontons de style grec se reflètent dans des canaux aux eaux tranquilles, près de la halle au blé rouge des anciens marchands hollandais... hier soir on m'a emmenée à une représentation d'opéra.
Alejo Carpentier, "La Danse Sacrale".