La prochaine fois que j'entrerai à Saint-Sulpice ou bien ailleurs, j'irai bruler un cierge ou deux au premier Saint venu. Et je ne mettrai pas un rond dans le tronc : je viens de lire le livre de Patrick Buisson, "La fin d'un monde".
Si "la fin d'un monde" commence par la mise à mort du vieux monde paysan, décidée sous de Gaulle puis poursuivie avec ferveur par le très moderne Pompidou, avec ses cohortes de remembrements, de destructions de haies, d'endettements de petits paysans (chose nouvelle dans une ruralité jadis soucieuse de ne jamais rien devoir à personne), le livre de Patrick Buisson s'attarde surtout à ce qu'il considère comme le fait majeur qui se produisit à l'aube des trente glorieuses : l'accélération de la déchristianisation du pays, aidée en cela par le concile de Vatican II. Il y consacre les deux tiers de son livre.
De Vatican II j'en étais resté à ce qui aurait pu paraître qu'une "réformette" : la célébration de la messe face aux fidèles, l'abandon du latin (qui offrit à G. Brassens l'occasion de l'une de ses plus célèbres chansons : "Tempête dans un bénitier"), la communion dans la main, plus deux ou trois broutilles de ce genre. Ignorant que j'étais... Vatican II allait bien au-delà de ces points de détail.
Soucieuse de ne pas apparaître ringarde, d'entrer de plain-pied dans la modernité, l'Église et son clergé réformateur, ses prêtres progressistes, se débarrassa en 1963 de tout ce qui l'ennuyait, qui faisait pourtant ses charmes et ses attraits depuis près de deux mille ans. Elle qui s'était opportunément greffée sur les rites païens en vigueur en terre des Gaules, décida qu'il était temps d'en finir avec l'archaïsme des grands pardons, la bénédiction des moissons, les hosannas pour les coucourdes, la vénération des Saints locaux, les kermesses, etc, etc. Il fallait repousser l'idolâtrie, le paganisme mâtiné de christianisme, revenir à une spiritualité pure, retrouver le chemin des châteaux Cathares. Tout un petit peuple, mais pas moins catholique, s'en trouva fort déboussolé sinon désemparé : si l'Église ne croyait plus à son message bimillénaire, pourquoi devrions-nous la suivre encore ? De plus en plus les églises sonnèrent le vide.
Patrick Buisson rapporte cette anecdote croustillante qui m'a inspiré l'introduction de ce billet. Un curé parisien, gagné par la fièvre réformatrice, décida de se débarrasser de toutes les statues des Saints qui ornaient son église. Il alla les revendre au marché aux puces. Son délire d'épuration n'alla pas jusqu'à bazarder la Vierge Marie. Mais, lassé de voir des traces de rouge à lèvres sur les pieds de cette dernière, traces laissées par des dévotes reconnaissantes d'une maternité ou en espérant une, il décida de surélever la statue d'un mètre cinquante. Aux pieds de Marie ce fut alors une profusion de cierges. À l'occasion d'un diner avec l'un de ses coreligionnaires, il lui fit part de son intention de supprimer les cierges et s'entendit répondre par son vis-à-vis, tapant son assiette du dos de la fourchette, "n'oublie pas que tu manges du cierge". Le bon curé, et on le comprend, abandonna son idée. D'ailleurs, et Patrick Buisson n'en parle pas dans son livre, personne ne songea à l'époque à fermer Lourdes, qui débite du cierge et de l'eau bénite en quantité astronomique...
La réforme ne s'arrêtait pas là.
L'église se devait aussi d'apparaître moins culpabilisante, moins contraignante, plus inclusive, dirait-on aujourd'hui. Le diable et le purgatoire furent considérées comme vieilleries désuètes, l'obligation de faire "maigre" le vendredi devint facultative, le passage au confessionnal accessoire pour peu que l'on était "au clair avec sa conscience", le baptême demandait des parents une réflexion d'au moins un mois, au risque d'une mort prématurée sans viatique pour le paradis. Ce qui fit dire à une paroissienne interrogée sur ces évolutions ce mot savoureux :
"Autrefois, dans les missions, on nous commentait les tableaux. On nous montrait le chemin du ciel : oh, mon Dieu, qu'il était étroit et il fallait monter très haut, très haut ! Ce chemin était difficile !... Maintenant, on l'a sans doute goudronné."
Pour finir cet autre aspect de l'Église nouvelle au début des années soixante : de tout temps elle s'était trouvée aux côtés du pouvoir (le sabre et le goupillon), de tout temps elle avait cherché qui serait le nouveau César. Or il se trouva qu'en ces années-là, peu de temps après la guerre, le nouveau César se trouvait au Kremlin, que les idées socialisantes, communistes, avaient le vent en poupe y compris dans la douce France. Et c'est ainsi que nous vîmes pour la première fois des prêtres porter la bonne parole à l'usine, devenir "prêtes-ouvriers", Rome s'abstenir de condamner les brutalités du régime soviétique. Le communisme, contre toute évidence, était un humanisme comme un autre, digne d'intérêt pour une Église qui avait définitivement perdu tous ses repères. Une autre forme de trahison des élites, cléricales celles-là.
Nos églises sont vides. Et pourtant il aurait suffi que l'Église resta ce qu'elle avait toujours été.
La chrétienté populaire et festive est morte, dynamitée de l'intérieur par des artificiers qui ne la connaissait que trop bien.
Qu'ils restent entre eux.
Merci à Patrick Buisson pour ce moment d'intelligence.