Avatar

Chez lui c’est quelque chose qui revenait souvent, l’Eau plus encore que le Ciel, le rêve de se fondre à nouveau dans l’élémentaire, de revenir à cette sorte d’apesanteur liquide et primordiale et féminine, dans les profondeurs utérines de la Terre-Mère.

Les yeux bleu turquoise, quelque chose entre un lagon d’eau chaude où se baignent tortues et poissons merveilleux, et un fjord où naissent et meurent les sagas du Nord et d’où probablement venaient ses lointains ancêtres.
Français de pure souche, Français de terroir, des terroirs, des villes — le Paris des Buttes Chaumont où il passa une partie de son enfance et Marseille où il avait sa vie professionnelle — et de la campagne — je ne sais plus où à l’Ouest où ses grands-parents l’élevèrent, et partout en France, depuis la Savoie où le rattachait son patronyme, jusqu’à la Bretagne où son jour de naissance renvoyait à quelque superstition locale que de vieilles sages-femmes se plaisaient à colporter —, il était notre Gargantua, notre bon géant qui arpente le pays en posant son gros derrière sur les clochers des églises, qui s’en trouvent tordus en spirale ADN.
Mais avec sa carnation blonde de Saxon, tirant presque sur le roux, sa stature et son visage qui le faisaient ressembler comme un frère à Orson Wells, il était aussi un bon roi barbare du Grand Nord qu’on imaginait sans mal présider un banquet de guerriers et de poètes, trônant noyé dans les fourrures d’ours et les litres de bière.
Certains rares chanceux se souviennent peut-être qu’il parlait de ce renflement en pointe à la nuque qui signait son ascendance nordique— il ajoutait alors “et là vous êtes tous en train de vous tâter la base de l’arrière-crâne pour voir si Olaf était votre grand-père“ : ça le faisait marrer, dans les coms de FDS et d’un certain bistro confidentiel, ce lien immédiat qu’il y avait avec ses lecteurs, qui devenaient pour ainsi dire ses interlocuteurs. Car il parlait, et il était, comme il écrivait : bonhomme, cinglant, fabuleux, gigantesque, énorme, exubérant, humble et timide aussi, incroyablement généreux, haut en couleur, profond, enthousiaste et sombre, flamboyant, absolument drôle, jouant volontiers les bouffons et comme eux, tourmenté par accès par de terribles maelstroms de nostalgie, une nostalgie qui venaient du fond des âges, peut-être d’avant les hommes, d’avant les animaux et même les dinosaures, d’avant les végétaux, une nostalgie minérale, une formidable concrétion des temps.

Vous l’écoutiez — il avait une voix à la fois très douce et très sonore, à la fois claire et pourtant légèrement troublée, peut-être par les cigarillos Mehari qu’il fumait, jusqu’à encore quelques mois quand il arrêta brutalement, sans aucun sevrage ou aide, comme il faisait pour tout, radical, extrême —, vous l’écoutiez, vous voyagiez. Dans l’espace et dans le temps. À travers ses mots, tout un univers se dessinait, se mettait à vivre ou revivre, encore. Avec lui par sa parole, j’ai voyagé en Suède dont il fut le premier surpris à apprécier la bouffe, en Hongrie qui lui donna l’espoir d’un renouveau blanc, en Islande où plus jeune il s’ébouillanta le pied sur un jeyser, en Écosse qu’il adorait de tout son cœur, et pas seulement pour son whisky, en Angleterre bien sûr qui était pour lui, avec les USA des beatniks, comme une seconde patrie, celle du rock-and-roll, à Trifouilly-les-Oies qu’il était capable de raconter avec autant de tendresse que d’amertume, dans des cabinets de curiosité d’érudits du XIXe, dans les corons du XXe, les fermes du XVIIIe, dans un temple celte, chez les ouvriers, les paysans aussi bien que chez les petits, moyens et grands bourgeois de province et d’ailleurs qu’il connaissait comme sa poche, ou chez les aristos. Il vous emmenait après l’Apocalypse ou même bien avant, dans un outre-monde SF ou hyper-réaliste où les étrangetés de l’infiniment grand finissent par se confondre avec les monstruosités de l’infiniment petit, Il vous faisait l’histoire de France, d’Europe et du monde, de la dernière tribu paumée d’Amérique du Sud comme de la proche banlieue de Ginette puis Moktar, il vous faisait vivre l’histoire et la géographie comme vous ne les lirez jamais dans les livres : c’était un son et lumière à lui tout seul, il parlait vous sentiez, entendiez le chaudron qui mijote, vous aviez déjà l’eau à la bouche. Il avait goûté à peu près tout ce qui se mange, se boit, se fume sur cette planète, et quand il en parlait, vous en bouffiez aussi. Du pangolin, tiens, c’est bien possible. Je me souviens qu’il m’avait parlé du durian, ce fruit absolument puant (et pourtant il était pas bégueule, raffiné oui, il pouvait, mais certainement pas cul pincé) qui se révèle un délice rare. Il vouait une passion aux fruits de mer, et particulièrement aux oursins. Les champignons aussi, c’était son truc, c’était un immense mycologue amateur, un soir qu’on avait bien bu, il m’avait parlé de ça, je vous jure et vous me croirez sans doute car vous savez déjà quel effet faisait sa prose, qu’à mesure qu’il parlait de son sujet, il faisait corps, devenant lui-même un gros champignon schtroumpfant.
Quand vous déjeuniez avec lui, il fallait prévoir le dîner : vous commenciez à 11 heures et finissiez à 2 heures du matin, ou à 20 heures pour vous retrouver au café à 8 heures le lendemain. Avec lui le Temps s’abolissait. Il devenait le Temps, comme un Saturne gentiment glouton qui fait ce qu'il veut, du houla-houp à l'occasion, de son anneau cosmique. Tout, du poinçon d’un couvert qui servait de prétexte à une relecture critique de l’essai de Mircea Eliade sur les forgerons, à la taille d’un verre qui le faisait partir sur Saint-Louis, de l’ourlet d’une serviette qui lui inspirait je ne sais quelle réflexion sur des lavandières de légende dans le Bas-Poitou, jusqu’aux miettes de pain sur la nappe qui ne manquaient pas de lui souffler je ne sais quelle réflexion puissante et poétique et particulièrement pointue d'un point de vue scientifique sur tel ou tel oiseau, puis de l’oiseau, l’éventail à plumes, puis la courtisane qui s'éventait, puis le sofa napoléon III du bordel, en passant par une opérette connue de trois pelés et deux tondus, tout, tout, absolument tout, avec lui prenait un relief et une consistance extraordinaires — magiques, comme si Merlin faisait un tour et apparaître des mondes.
Il était païen. S’il avait une excellente connaissance universitaire et livresque des dieux d’Europe, il avait surtout pour dieux ses ancêtres, et, je le crois volontiers, pour ancêtres nos dieux. Au-dessus des dieux — et tout pour nous peut l’être : l’orage, les gouttelettes de la vague immense qui s’abat, le loup farouche et solitaire, une rune (je me souviens qu’il m’avait fait toute une dissertation rien que sur le signe typographique de l’esperluette), l’amour d’une femme, le cordon qui relie l’enfant à sa mère, la nuit, les jeunes pousses du printemps, la vigne automnale qui incendie le mur où elle accroche ses ventouses, le premier mot d’un fils — au-delà des dieux, il y avait pour lui une entité à la fois théorique et très concrète, qu’il révérait plus que tout, l’ADN, qu’il décrivait comme un vaisseau qui traverse la mer du temps et l’océan des âges. Son fils et sa fille, que je sais beaux et bons et doués, portent déjà en eux depuis toujours son immortalité. Il a déjà été, il sera encore, il est toujours là.
Cette nuit mon ami, j’ai rêvé de toi, sous une forme qui t’aurait fait marrer : tu étais une jeune et filiforme hermaphrodite qui devenait peu à peu une tortue marine. Je t’ai admiré, adoré et aimé comme un élève admire, adore et aime son maître, une sœur son frère, un apprenti son pater patron, et comme une païenne admire, adore et aime quelque elfe farceur et triste, joyeux et grave, ou admire et aime et adore ce magnolia qui ne fut jamais aussi superbe que cette année où tu es passé de l’autre côté, tandis que le froid septentrional s’abattait sur cette tranche d’été d'une semaine (l'éternité disais-tu) que nous venions d’avoir. Je t’aime encore, toujours. Merci pour tout ce que tu m’as donné.